Chaque jour, plusieurs dizaines de camions de vidange déversent leurs contenus dans la zone aéroportuaire de Bamako au milieu des cultures maraîchères. Les boues déversées forment un marigot géant qui déborde jusqu’au fleuve Niger qui traverse plusieurs quartiers de la ville, plusieurs localités du Mali et plusieurs pays de la sous-région. Pendant l’hivernage, ce spectacle désastreux constitue un danger environnemental et sanitaire pour la population riveraine.
Il est exactement midi. Kalifa Dembélé, taille moyenne, vêtu d’un débardeur gris et un pantalon nous reçoit sous un hangar de fortune, dans son périmètre maraîcher situé dans la zone aéroportuaire de Bamako. Au pied du périmètre se trouve le point d’eau (un puits d’une dizaine de mètres) équipé d’une motopompe.
En ce mois d’avril, les thermomètres affichent 45°C. Le soleil brille très fort. La chaleur est intense. Le vent est sec et chaud. Dans ce champ de quelques dizaines de mètres carrés, la verdure est rare. Une planche de pépinières de laitues, quelques planches de céleris nouvellement plantées, plusieurs rangées de céleris en fin de vie et des espaces nus. Voilà ce que constitue le périmètre maraîcher de Kalifa Dembélé.
De temps à temps, le vent sec et chaud nous fait parvenir des odeurs nauséabondes, désagréables et insupportables. Ces odeurs proviennent du marigot de boues de vidange situé à une vingtaine de mètres au nord, derrière le périmètre maraîcher de Kalifa, contigu à la route qui mène au dépôt de boues de vidange. “Nous sommes habitués à cette odeur nauséabonde“, nous confie le jeune Kalifa.
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Au-delà de l’odeur, ce dépôt impacte beaucoup notre activité de maraîchage“, continue-t-il. “Vous voyez là-bas“, nous montre-t-il en pointant du doigt un espace vide et nu, « aucune culture de maraîchage n’y germe à part le maïs. Nous cultivons le maïs sur cette superficie uniquement pendant l’hivernage. Ce n’est pas tout. Il arrive parfois pendant l’hivernage que le dépôt déborde et envahisse notre champ. Alors que si les boues se stagnent sous les cultures pendant quelques jours, elles les détruisent », déplore-t-il.
A ce côté du dépôt des boues de vidange, Kalifa est le seul maraîcher à être à une telle distance du dépôt. Pourtant, il pense que l’eau de son puits est propre à la consommation malgré sa proximité avec la décharge. D’ailleurs, il nous affirme qu’il l’utilise comme eau de boisson.
Au côté sud de la décharge, Seydou Coulibaly est le maraîcher le plus proche du marigot de boues. Une centaine de mètres et une importante digue le sépare de la décharge. Il explique que le maraîchage est antérieur à l’activité des vidangeurs dans la zone aéroportuaire. Cependant, il reconnaît que l’activité des vidangeurs ternit l’image des produits maraîchers qu’ils produisent.


« Beaucoup de gens nous associent l’image des excrétas. Certains disent même que nous arrosons nos jardins avec l’eau du dépôt des boues de vidange. Ce qui est faux. Pratiquement, chaque maraîcher dispose son propre puits pour ses activités. Nous avons beau nous expliquer, nous ne parvenons pas à nous défaire de cette image », soutient M. Coulibaly.
Selon une enquête de l’ONG WaterAid Mali réalisée du 18 au 29 novembre 2019 sur le déversement des boues de vidange, « les boues de vidange déversées de façon non contrôlée dans l’environnement suite au manque de systèmes d’élimination adéquats liés à la mauvaise gestion polluent les eaux de surface et les eaux souterraines, les sols, l’air, détruisent l’équilibre des écosystèmes et causent des maladies hydriques aux populations ».
Dépôt illégal
Au regard des textes en vigueur en République du Mali, le dépôt des boues de vidange à l’air libre dans un espace public non aménagé à cet effet, de surcroît une zone aéroportuaire, est illégal. Mais les vidangeurs affirment avoir une autorisation temporaire délivrée par la Mairie du district de Bamako le 14 août 2009.
Le domaine réservé à l’aéroport international Président Modibo Kéita Senou fait partie du domaine public de l’Etat. A cet effet, il est inaliénable, imprescriptible et insaisissable suivant le décret n°99-252/P-RM du 15 septembre 1999 qui a abrogé le décret n°95-68/ P-RM du 15 février 1995, portant classement d’une parcelle de terrain à usage d’emprise aéroportuaire et a réduit sa superficie. Les installations destinées à la navigation aérienne sont gérées par les autorités aéroportuaires ADM (Aéroports du Mali) et ANAC (Agence nationale de l’Aviation civile). Le reste du domaine est géré par le Ministère chargé des domaines, en rapport avec celui des Transports.
Pour obtenir une autorisation d’occuper temporairement la zone aéroportuaire, la procédure normale, selon les dispositions du décret n°02-111/P-RM du 6 mars 2002 qui était en vigueur à l’époque, une demande écrite était adressée au Service des domaines du district de Bamako. Il est joint à cette demande, un extrait du plan de situation du terrain convoité et une étude sommaire sur le projet à réaliser qui doit faire ressortir la nature et le montant des investissements projetés du lieu de situation du terrain.
En plus, le Plan du Développement intégré (PDI) de la zone aéroportuaire précise les différents usages possibles sur cet espace qui totalise 7.149 ha. Le PDI qui a été approuvé par le décret n°96-338/P-RM en date du 28 novembre 1996 indique que 3.860 ha sont exclusivement dédiés à la zone aéroportuaire (plateforme, zones de sécurité) et 17% à la zone militaire.
Le reste de la zone (46%) est dévolu à trois types d’usages. Accueillir diverses infrastructures : secteur d’activités (390 ha), zone de foires et expositions (180 ha), zone hébergements – hôtels et personnel (50 ha), cité de l’air (130 ha), zone commerciale et de bureaux (10 ha). Accueillir des espaces verts (450 ha) et de loisirs (120 ha), des activités de maraîchage (600 ha) ainsi qu’une zone de réserve (170 ha). Le troisième type d’usage concerne les voies de communication.
Pourtant, des dizaines de camions citernes de vidange déversent leurs contenus chaque jour dans la zone aéroportuaire depuis 2009. D’après le Président de l’association des vidangeurs du Mali, Samou Samaké, c’est à la suite d’une grève de plus d’un mois que le Maire du district de l’époque, en accord avec les autorités aéroportuaires, a délivré une autorisation provisoire à leur association pour déverser les boues de vidange sur un espace de 7 hectares dans la zone aéroportuaire.

Effectivement, l’association des vidangeurs dispose d’une autorisation provisoire délivrée le 14 août 2009 par la Mairie du district de Bamako. Selon le document, « en attendant, les résultats de recherche de sites appropriés conformément aux normes et règlements environnementaux et d’assainissement en vigueur, le Maire du District, autorise le dépotage provisoire des boues de vidange dans les anciennes carrières de Garantiguibougou à l’extrême Nord-Ouest de la zone aéroportuaire, par les conducteurs de camions vidangeurs Spiros ».
Le document indique également que « le déversement doit s’effectuer impérativement dans les fosses et non aux abords de la carrière ». « Pour remédier éventuellement aux pollutions et nuisances, précise l’autorisation provisoire, les utilisateurs doivent procéder au recouvrement avec de la latérite disponible sur l’emplacement ».
Contactées, les autorités aéroportuaires, en particulier les Aéroports du Mali (ADM), disent avoir donné leur accord en 2012, mais « uniquement pour une durée de trois mois ». Selon le compte rendu d’une réunion tenue le 16 août 2012 entre les responsables des ADM et les vidangeurs que nous avons consultés, il est accordé aux vidangeurs un délai allant du 1ᵉʳ septembre au 30 novembre 2012, pour déverser les boues dans des endroits qu’ils ont eux-mêmes choisis dans la zone aéroportuaire.
Après ce délai, le compte rendu précise que les vidangeurs devraient trouver un autre endroit pour mener leurs activités. Par ailleurs, la réunion avait exigé des vidangeurs qu’ils veillent à ce que la population riveraine ne soit pas impactée par les boues, notamment en s’assurant que les liquides déversés restent à l’intérieur de la zone concernée et ne s’écoulent pas vers l’extérieur, au risque de provoquer une épidémie parmi les habitants des environs.
l’extérieur, au risque de provoquer une épidémie parmi les habitants des environs.
Douze (12) ans plus tard, force est de constater qu’aucune de ces conditions n’est respectée. Non seulement le domaine exploité par les vidangeurs est plus grand, les boues déversées débordent et se drainent jusqu’au fleuve traversant plusieurs localités dont Gouana. Contacté, Amadou Dansoko, Chef du département environnement des Aéroports du Mali, soutient que l’autorisation accordée aux vidangeurs n’a pas d’impact direct sur les installations des ADM, ces déversements non loin de la plateforme aéroportuaire constituent une menace pour la sécurité aérienne.
« Les boues contiennent des vers qui attirent les oiseaux. Or, les oiseaux font partie des ennemis des avions », dénonce-t-il avant de souligner que son service est impuissant face aux vidangeurs. « Dans le temps, nous avons tenté d’interdire le déversement des boues dans la zone aéroportuaire. Mais, il a fallu une semaine de grève des vidangeurs pour qu’on nous instruise de laisser déverser les boues sur le site », précise Amadou Dansoko.
Le cauchemar des habitants de Gouana
Le Président de l’association des vidangeurs du Mali, Samou Samaké, estime la quantité de boues déversées par jour dans la zone aéroportuaire à un million de litres, soit 100 voyages de 10.000 litres. Avec un tel volume, ce site forme un grand marigot qui peut être confondu à un « lac artificiel ». Malgré les digues élevées pour contenir les boues, celles-ci débordent vers le côté ouest et se dirigent vers Gouana, un village situé en contrebas de Bamako.

Madame Kamaté Clarisse Djibo est enseignante et habite à Gouana depuis 2012. Sa maison est à une trentaine de mètres du marigot qui traverse la zone aéroportuaire, le village de Gouana jusqu’à Kouralé. « Le marigot qui nous donnait jadis de la verdure et la fraîcheur est devenu un problème pour nous à cause des boues de vidange qui se drainent à quelques mètres de nos concessions. Depuis que ces eaux usées ont commencé à couler dans notre marigot, nous n’avons que des problèmes dans nos quotidiens », témoigne l’enseignante avec tristesse.
« De jour comme de nuit, nous avons des moustiques en permanence. Poursuit-elle. Cela fait que beaucoup d’entre nous contractent le paludisme plusieurs fois dans l’année. En plus du paludisme, nos enfants contractent fréquemment la diarrhée. En 2022, beaucoup de cas de rougeole et de varicelles ont été enregistrés dans notre quartier. Je suis sûre que ces boues en ont pour quelque chose ».
Elle ajoute : « J’avais plus de 30 canards, mais ils sont presque tous morts à cause des vers qu’ils mangeaient dans le marigot infesté de boues de vidange. Maintenant, il ne me reste que six sujets. Les boues ont pollué nos puits. En cette période d’hivernage, l’eau du puits est imbuvable. Le goût a complètement changé. Nous sommes obligés d’acheter auprès des vendeurs ambulants l’eau du robinet ou du forage pour nos usages ».
Madame Kamaté n’est pas seule à souffrir des conséquences des matières fécales provenant de la zone aéroportuaire. Lamine Mallé, un vieux du troisième âge, en souffre aussi. A la différence de l’enseignante, sa maison se trouve à une dizaine de mètres du marigot. Physiquement bien portant, il a tenu à nous montrer l’emplacement de ses 10 pieds de manguiers emportés par la boue fécale.
« J’avais une dizaine de manguiers aux bords du marigot. Les boues les ont tous tués. En lieu et place des manguiers, elles nous ont rapporté des mauvaises odeurs qui nous empêchent parfois de manger ainsi que la pollution de nos puits », se plaint le vieux Mallé.
Construction des stations de traitement des boues de vidange : un mirage ?
A Bamako, les boues de vidange constituent un problème réel qui dérange tous, des autorités à la population en passant par les vidangeurs. Pourtant, la solution est connue de tous. Elle réside dans la réalisation des stations de traitement des boues de vidange. La première station de traitement des boues de vidange d’une capacité de 50 mètres cubes a été inaugurée le 9 mai 2024.
Cette capacité est insuffisante pour résorber toutes les quantités journalières de boues produites à Bamako. Selon des données récentes de l’association des vidangeurs, la quantité de boue produite à Bamako est de l’ordre de 2.100 mètres cubes par jour. Ce chiffre est obtenu à partir du décompte des camions spiros qui déversent sur les deux rives de Bamako dont 1.200 m³ sur la rive droite et 900 m³ sur la rive gauche.
En matière de gestion des déchets liquides domestiques, la Politique nationale de l’Assainissement demande que « toutes les villes de plus de (50.000 / 25.000) habitants [soient] équipées de stations de traitement des boues de vidange au plus tard en (2015 / 2025) ». La ville de Bamako compte plus de deux millions d’habitants et 2025 n’est qu’à quelques jours.
Le schéma directeur d’assainissement de Bamako actualisé en 2016 prévoit la réalisation de deux stations de traitement des boues de vidange à l’horizon 2025. Dans le cadre de la mise en œuvre de ce document, des études techniques, environnementales et sociales avaient été lancées pour un premier projet visant l’aménagement de deux unités de stations de traitement des boues de vidange sur le site de Sotuba pour la rive gauche et le site de Magnambougou pour la rive droite. La construction des infrastructures qui aurait dû commencer en 2017 n’a pu se faire en raison de problèmes fonciers et de financement.
En 2020, le Projet de résilience urbaine de Bamako (PRUBA) a été lancé avec l’accompagnement de la Banque mondiale. Ainsi, dans le cadre du PRUEBA, il est programmé de réaliser deux stations de traitement des boues de vidange, cette fois-ci dans la zone aéroportuaire et dans la forêt classée de Tienfala.
Selon les informations du ministère de l’Environnement, de l’Assainissement et du Développement durable, le Consultant en charge des études a fait valider les études d’avant-projet détaillées à partir du mois d’août 2024 et qu’il est présentement en train d’élaborer le dossier d’appel d’offre pour les deux STBV prévues. Le département en charge de l’Assainissement estime le début des travaux vers la fin de l’année 2024.
Le déversement des boues de vidange dans la nature est devenu un mal non contrôlé. Le cas de la zone aéroportuaire est un cas parmi tant d’autres dans la Capitale économique et politique du pays. L’Etat doit prendre ses responsabilités d’abord en encadrant le métier de vidangeur par des textes réglementaires. Puis sortir des discours et diligenter la construction des stations de traitement des boues de vidange pour abréger la souffrance de la population et lui rendre un cadre de vie meilleur.